Dans le Marais de mon enfance, fardé d’ombres, voilé de suie, boutiques
de drapiers aux sombres rouleaux alignés comme des pains, épiceries sans âge,
manufactures de casquettes et chapeaux, de luminaires, restaurateur de bois
dorés, on voyait passer, certains jours, un étrange personnage. Il marchait,
vite, courbé vers l’avant comme s’il luttait contre quelque vent, contre le
temps. Il était vêtu d’une redingote bronze, chaussé de bottes, et serrait sous
son bras un maroquin et une badine à pommeau d’argent. Un chapeau de demi-solde,
dit « Bolivar », surmontait sa mince figure. On disait qu’il avait
cent vingt, peut-être cent cinquante ans. On racontait qu’il possédait la
moitié du quartier, et qu’il allait ainsi vaquer à ses affaires.
Sur le rouet de Marguerite, Schubert filait ses teintes nostalgiques. Verlaine tissait ses soies changeantes, tachées d’absinthe. Emma Bovary changeait de robe. J’ai toujours aimé les histoires. |
Le ciné-club du lycée avait lieu une fois par mois dans le gymnase. Le
visage de l’Ange Bleu flottait au dessus des odeurs de tapis de caoutchouc, de vestiaire et de guimauve. Les yeux de Maria Casarès se remplissaient de
larmes, et l’autre s’appelait Garance. Le T-shirt de Marlon Brando nous collait
à la peau.
Sur les airs de Gershwin, mon cœur battait à quatre temps, deux noires, une blanche, l’habit de Fred Astaire et les plumes de Ginger. Pour beaucoup d'entre nous, la suite semblait déjà écrite. Je savais déjà que j'aurais toujours des chapitres en trop. |
Portés par le vent d’Ouest, nous arrivaient les confettis multicolores
du Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Pop, pop, pop, disaient-ils en faisant éclore dans les rues shetlands rose indien et jeans
en velours turquoise.
Une fusée verte, ce manteau de renard qui explosa sur les pages des magazines. Il fit beaucoup de bruit. Je savais désormais où j’avais envie d’aller. Quelques années plus tard, je poussai la porte d’Yves Saint Laurent. Il y eut tout d’abord l’élégante volute blanche de l’escalier de la rue Spontini. Celui des clientes, de Françoise Sagan, des Rothschild et de Madeleine Barrault, venue essayer ses costumes pour « Harold et Maud ». Elle fit vraiment trois galipettes au milieu du studio, « pour voir si elle pouvait bouger dans sa robe ». Elle avait soixante quinze ans. J'ai compris ce jour là que créer empêchait de vieillir. |
Nous empruntions l’escalier de service, étroit et brun comme un
cigare. Puis il y eut celui de l’Avenue Marceau, aux marches de miel blond, Ces
volées voyaient monter tous les tissus, les Matisse, les Picasso, les aubépines
de Proust et les étoiles de Cocteau, les géométriques d’une reine africaine et les
chrysanthèmes d’une princesse chinoise. Un ciel marocain passait entre deux
portes, et le sable de Deauville crissait sous les pas. Ils entraient,
ceinturés d’un fin bolduc blanc, et se rangeaient, bien serrés, bien sages,
contre le mur, gourmandises promises. Au jour dit, ils se dévoilaient, se déployaient,
somptueux, malicieux, nostalgiques, flamboyants ou mystérieux. Tantôt airs d’opéra,
tantôt dialogues de théâtre, ils disaient tant de choses.
J’ai très vite préféré les tissus aux robes elles-mêmes. |
L’époque changeait. Les maisons de couture devenaient des marques. Il
y eut l’escalier de la rue Léonce Raynaud, aux allures 1880 de bordel
bourgeois, celui de l’avenue George V qui faisait grise mine, jaloux sans doute
de l’ascenseur. C’était le grand bal des cartons à dessin. Le monde réclamait
des imprimés : linge de maison, parapluies, foulards, cravates, lingerie,
chaussettes… On apprenait les coutumes japonaises, l’usage des pantoufles, le
tablier offert à la maîtresse de maison qui reçoit, les parures de lit pour la
famille d’un défunt. Il y eut des voyages, l’Italie, souvent, le Japon, bien
sur, et l’Australie lorsqu’il s’agit de concevoir les uniformes de la Quantas. Des
milliers de kangourous, l’emblème de la société, envahirent ma table à dessin. Je
pouvais les peindre les yeux fermés. Aussi bien que les trois lettres
entrelacées, le fameux Cassandre.
Il y eut, pendant quinze ans, les collections enfant. A chaque saison ses thèmes ; tant d’histoires à raconter, de personnages à inventer. C’était mon jardin de liberté. Je m’y suis follement amusée. Pendant toutes ces années, les saisons succédaient aux saisons, les petits pots de gouache, savamment mélangés, nommés, étiquetés, ont défilé sur ma table. Les pinceaux usés ont été remplacés, les brouillons jetés, les souvenirs gardés. Il y avait toujours une confidence à écouter, une histoire d’amour, une peine, un enfant à naître, un premier jour d’école. La vie. |
Certaines nuits, j’ajoutais quelques chapitres. Le temps d’écrire un livre, quelques articles pour un journal italien (dont une mémorable interview de Marguerite Duras). J’ai dessiné des couvertures de partitions, de livres économiques, illustré un livre des vins. J’en ai gardé un goût immodéré pour le thé.
Aujourd'hui l'’ascenseur a des portes
battantes, et un siège en velours, comme au théâtre. Sous les toits, il y a beaucoup
de livres, des tissus, des pinceaux et des couleurs. J’ai
appris le décor des tissus de scène. C’est une cuisine délicieuse qui se prête
à toutes les interprétations, toutes les
évocations. Il y a aussi une souris
apprivoisée. A moins que ce soit elle qui m’ait apprivoisée. On ne sait jamais
avec les ordinateurs. Au fil des rencontres, nous y avons vécu une aventure
chinoise, et invité beaucoup de musiques. L’histoire continue.
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